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Review A message for every mom who is tired    lonely by Claire Bouffay

(Stand Alone Complex duo show, dec 2021)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


 

Un petit jouet en plastique tournoie dans le noir, sous le lavabo, et se cogne contre les parois de la cave. En visitant l'exposition  『 A message for every mom who is tired lonely 』 de Murphy Yum et Bernie Poikāne, je me suis souvenue de plusieurs visites de grottes, des lieux où ma claustrophobie latente se mêle à un certain bien être, le sentiment d'être protégée, enrobée, dissimulée. La cave où se trouvait l'exposition n'avait pas la même puissance géologique que les cavernes que j'ai pu visiter, pas le même pouvoir minéral, mais elles avaient en commun l'obscurité et l'humidité, la pression du souterrain, quelque chose de sale, d'indéfini. L'exposition était éclairée par plusieurs sculptures sphériques projetant une lumière diffuse, et par un écran d'ordinateur tourné vers le mur du fond. Les sculptures rappelaient la chambre d'un enfant : des assemblages d'objets en plastique, des balles colorées, des jouets électroniques audibles dans l'obscurité, une barrière pour bébé. Au fond de la pièce, une sphère crevée sur le sol semblait avoir répandu un liquide blanchâtre. À l'écran une main de femme caressait le corps d'un bébé emballé dans un sac plastique. Murphy Yum et Bernie Poikane récupèrent des images sur le Web et dans leurs albums de famille, des extraits vidéos de « Reborn Dolls reviews » et des objets industriels, des commentaires Youtube et de vieux jouets, et, en leur portant une attention nouvelle, créent avec eux une zone d'inconforts et d'incertitudes. En dernière analyse, cette attention portée aux images « pauvres », aux traces, aux rebuts, aux objets bon marché produits en masse, à ce qui a l'air de n'avoir pas d'importance, à nos schémas familiaux dysfonctionnels, à toutes les mères fatiguées, aux souvenirs enfouis, a pour but de réparer et prend la forme d’un soin.

La vidéo diffusée sur l'écran d'ordinateur commence par la recherche Web du terme « changeling ». Les changelings sont des créatures appartenant au folklore européen. Dans ce folklore, lorsque les fées venaient pour voler un nouveau né humain elles l’échangeaient contre un changeling, un être à l'apparence d'un nourrisson, un leurre destiné à duper les parents. La recherche Web du terme « changeling » entame une narration qui mène, par le miracle du surfing et des liens hypertextes, jusqu’au Reborn Dolls, des poupons hyperréaliste qu'on peut se procurer en ligne. Comme les changelings, ces poupons fonctionnent comme des remplaçants, les substituts d'un enfant humain vivant, à la différence près que les Reborn Dolls sont désirées et livrées par la poste plutôt que par les fées. Les faux enfants honnis du folklore sont devenus des produits visant à aider des femmes à surmonter leurs angoisses, leur solitude et parfois pour accompagner des mères dans le deuil de leur bébé.

La vidéo, comme les sculptures, a quelque chose d'à la fois doux et dégouttant. Ce qui produit ce dégoût, c'est peut être surtout le caractère ambivalent des poupées : elles ressemblent à des humains mais pas au point de nous tromper complètement ; elles pourraient être vivantes mais ne bougent pas ; elle reçoivent des soins sans pouvoir y réagir. L'ambivalence se situe aussi du côté de la relation mère/enfant, une relation de dépendance qui, dans le cas des Reborn Dolls, semble s’être inversée, puisque prendre soin de l'autre c'est prendre aussi soin de soi.  Nous avons existé dans plusieurs états. Nous avons été des fœtus dans un ventre avant de devenir des êtres incapables de prendre soin de nous même et dépendants du soin que nous apportaient les autres. Puis nous sommes devenus des êtres pouvant à leur tour soigner. Cet espace du ventre et cet état d'avant le langage est un temps indicible, un temps de sensations qui s'expriment d'une certaine manière dans l'exposition, comme un simulacre de plus car nous n’y retournerons pas, pas même dans nos souvenirs. En me tenant dans la cave, j'ai ressenti quelque chose que j'avais ainsi du mal à définir, comme un écho lointain. Finalement, le terme anglais « linger » m'a semblé le plus approprié. « Something that lingers » pourrait se traduire par quelque chose qui s'attarde, mais ce terme ne traduit pas tout à fait le sentiment de ne pas pouvoir se défaire de cette chose, de ne pas réussir à s’en débarrasser. Quelque chose qui « persiste » alors ? Persister est un terme un peu fort, alors que « linger » renvoie à un sentiment plus feutré, un petit fil accroché à votre cheville et qui vous retient légèrement an arrière à chacun de vos pas, ou le sentiment d'avoir oublié quelque chose et de ne pas pouvoir partir tant que vous ne l'aurez pas retrouvé. To linger, c'est prolonger quelque chose au delà du temps auquel il appartient. To linger peut aussi signifier « To remain feebly alive for some time before dying. », rester à peine vivant quelque temps encore, avant de mourir. C'est ce que j'ai ressenti devant les images de Reborn Dolls, et dans l'espace de la cave. Le passé se coupe en deux, une part de lui reste là bas et l'autre lingers avec nous.  

Dans la série 『 Fleabag 』, la narratrice vient de perdre sa mère et dit à sa meilleure amie : « I don't know what to do with all the love I have for her », je ne sais pas quoi faire de l'amour que j'ai pour elle. Je vois cette exposition un peu comme ça : une expo pour comprendre où va l'amour lorsqu'il a perdu son destinataire premier. L'amour peut aller à des poupons hyperréalistes, ou il peut aller aux objets trouvés, ou il peut aller se perdre dans les images du passé, ou dans la section commentaires d'une vidéo Youtube. L'amour, dans cette exposition, ne semble pas aller à d'autres êtres vivants (sauf dans l'édition présentée au début de l'expo, à propos des mères des deux artistes), il ne semble se déplacer que vers des produits, les seuls changelings qui nous restent. 

Lors du décès de ma grand mère, ma mère m'a avoué avoir ressenti une certaine angoisse à l'idée que plus personne ne pourrait prendre soin d'elle. Ce sentiment pouvait être considéré comme irrationnel car ma grand mère avait alors 97 ans, elle ne pouvait plus s'occuper de personne depuis très longtemps. Au contraire, c'était ma mère qui lui faisait à manger, qui l’aidait à se lever et s'asseoir, à s'habiller. 

Il existe des Reborn Dolls pour les mères sans enfants, mais n'y a pas de Reborn Mother pour celles qui ont perdu leur mère. Pour elles, pas possible de linger ailleurs que dans les souvenirs. 

Pourquoi dire « mères » et pas « parents » ? Est-ce que je devrai genrer autrement qu'au féminin? La vidéo se fini presque sur cette phrase : « This is the perfect hobby for women », confirmant que les Reborn Dolls sont surtout utilisées et achetée par des femmes, en faisant un objet de consommation genré. La dernière phrase de la vidéo est une citation de Donna Haraway : « Make kin not babies », Faites des parents, pas des enfants, proposant une ouverture vers d'autres types de relations familiales, qui ne passeraient pas par la reproduction hétérosexuelle et par le modèle de la famille nucléaire mais par la construction de généalogies non biologiques, d'une parenté dénaturalisé, de rapports où le soin circuleraient entre des personnes qui n'auront plus besoin d'être liées par la biologie pour s'apporter un amour mutuel. 

Claire Bouffay

09/01/2022

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